Jacques Belghiti. Ce chirurgien spécialiste de la greffe de foie à partir de donneurs vivants renonce à cette pratique suite à un décès. Et s’inquiète des dérives dans ce domaine.
Il faut l’entendre, Jacques Belghiti, parler du foie. Il est intarissable, chaleureux, précis. On dirait qu’il évoque le contour d’une femme. 'D’abord, le regarder. C’est très important de regarder le foie, de le toucher. Sa couleur, sa consistance. C’est un organe extraordinaire.' Puis : 'Le foie, c’est plein, on ne voit rien, on devine. Le foie, c’est un organe extrêmement vascularisé, donc très complexe. On sait qu’il y a des territoires autonomes, mais on ne les voit pas. C’est unique.'
Jacques Belghiti a 60 ans. Sa femme est une psychologue de grande finesse. Ils ont un enfant ensemble, il en a deux autres d’un précédent mariage. Et il est chirurgien, spécialisé dans les greffes de foie, et en particulier des greffes à partir de donneur vivant. Car cet organe a, en outre, une particularité étonnante : il se reconstitue très vite. Vous en coupez la moitié, deux semaines plus tard, il est comme avant ou presque. 'Le foie, c’est un mystère. Il faut toujours le greffer à l’endroit où il était, et trouver le bon angle. Alors que le rein, on peut le greffer dix centimètres plus haut ou plus bas, cela ne change rien.' Et voilà pourtant qu’au top de sa carrière il vient de prendre la décision d’arrêter les greffes à partir de donneurs vivants. La passion qui a fait sa notoriété. Il en faisait près des deux tiers en France, il n’en fera plus.
La raison ? Le 15 mars 2007, un homme de 48 ans est mort, il venait de donner un lobe hépatique à son frère. 'Vous vous rendez compte. Un homme arrive en pleine santé à l’hôpital. On lui fait tous les examens pour lui prélever une partie de son foie et le greffer à son frère. Un mois plus tard, il est mort.' Que penser ? Où mettre le curseur entre le risque, la vie, la recherche, la mort, et la toute-puissance d’un geste qui peut sauver ? Jacques Belghiti est-il allé trop loin ? Trop près ? Etait-ce prévisible ?
En France, il y a déjà eu un mort, et dans le monde, 13 sur plus de 6 000 greffes. Jacques Belghiti s’est interrogé à mots ouverts. 'C’est quelqu’un de très respectable', dit de lui Didier Houssin, directeur général de la santé. 'Je lui ai dit : Surtout, ne prends pas de décision trop vite, donne-toi du temps.' Didier Houssin connaît bien Jacques Belghiti. 'On est du même âge. Etudiant, on l’appelait le communiste', raconte-t-il. Et pour cause… Si Jacques Belghiti a détonné dans ce milieu, c’est au départ en raison de son engagement communiste, peu banal dans la confrérie des chirurgiens. Né au Maroc - son père est ingénieur -, Jacques débarque en France à l’âge de 12 ans. 'J’ai fait de mauvaises études. Au lycée, j’ai été viré pour incompétence.' Belghiti traîne. Il loupe son bac, ne fait rien. Mais allez savoir pourquoi, un jour, il décide de changer. Totalement. 'Je suis allé voir le proviseur d’Henri-IV et je l’ai convaincu de me donner ma chance. Depuis, je n’ai plus rien raté.' Bac, médecine, internat, etc. Toujours reçu, jamais collé. Il avance. Mais quand même, pourquoi diable adhérer au parti communiste en 1967, alors que se préparait un mois de mai plutôt guilleret ? 'Ce n’était pas pour avoir une famille. Non, je militais, j’étais sérieux, responsable, ironise-t-il. Et d’un coup arrive Mai 68. Je voyais le mouvement enfler, et moi je restais sur le quai, on me renvoyait mon discours ringard. Je ne me suis jamais senti dans l’histoire. Cela a peut-être été ma chance, car cette marginalisation m’a sauvé d’une carrière politique. La priorité a été mon métier, même si je continue à militer.
Opérer donc. Et Dieu sait qu’il aime ça. 'Enfant, je ne faisais que ça. Je vivais en Afrique, et je m’étais installé un bloc opératoire avec de vrais animaux, des lézards, des rats, etc.' Qu’est-ce qui le passionnait tant au juste ? 'Quand on ouvrait, c’était comme dans les livres, c’est cela qui m’a toujours marqué : vérifier que c’était comme dans un livre.' Ensuite ? 'J’ai bénéficié d’une chance historique. Je me suis occupé d’un organe, dont on a découvert l’anatomie dans les années 50 et le fonctionnement complexe dans les années 60. Et puis arrivent les greffes dans les années 70-80.' Jeune chirurgien, il part au Japon en 1982-1983, où il découvre l’essor des greffes d’organes à partir de donneurs vivants, et se lie d’amitié avec le roi de la chirurgie, le professeur Makuchi. Sa première greffe ? Jacques Belghiti ne peut jamais faire comme tout le monde, elle a lieu 'la nuit de la chute du mur de Berlin'. Après ? Une histoire brillante, limpide. Les greffes se suivent et ne se ressemblent pas tout à fait. Une, dix, cent, trois cents. Il devient un chirurgien connu internationalement. Au point qu’on lui propose de présider l’Association mondiale des greffes hépatiques. Et cela aurait pu continuer.
Mais voilà, la mort de ce donneur change tout. Celui-ci avait un cancer rare qui s’est révélé lors de ce prélèvement et qui a explosé avec les suites opératoires, alors que sans la greffe la pathologie aurait pu rester silencieuse. Jacques Belghiti et son équipe de l’hôpital Beaujon se sont arrêtés. Sonnés, comme jamais. La belle histoire des greffes à partir de donneurs vivants se révélait un peu plus lourde qu’ils ne se le disaient. Dans un article paru dans Esprit, la psychologue du service, Mathilde Zelany, a détaillé combien la question du don était compliquée, combien ce choix était contraint. Comment, en effet, dire non et ne pas donner à son frère, à sa femme ? 'Quand quelqu’un est embarqué, il n’a plus vraiment la possibilité de refuser, explique Jacques Belghiti. Et puis on a quand même noté que plus d’un tiers de ceux à qui on a prélevé le foie droit ont eu des complications.' Mais le chercheur reprend vite le dessus. D’autres questions sont là, en suspens : 'Le foie se régénère vite, mais on ne regagne jamais son foie à 100 pour cent, seulement à 90 pour cent. Est-ce que le sacrifice brutal d’une partie de son foie n’entraîne pas une forme de réaction ?
Jacques Belghiti continue les greffes à partir de cadavres, mais, on le sent, cette décision n’a pas été simple. 'Une greffe, à partir d’un donneur vivant, c’est magique. Cela a bouleversé l’acte chirurgical. D’ordinaire, un chirurgien isole la partie malade d’un organe pour conserver le reste. Là, la gestuelle a changé, il fallait préserver les deux. C’était un bouleversement conceptuel.'
Arrêter ? Il a fallu qu’il se fasse violence. Certes, il y avait l’argument raisonnable : en France, pour les adultes, il y a assez de foies prélevables sur des morts, et donc le risque, même minime, n’est plus acceptable. 'Mais, avoue-t-il, c’est très difficile d’accepter de ne plus être pionnier. Grâce aux donneurs vivants, on a beaucoup appris sur le foie, jamais on aurait pu apprendre autant, et là, d’un coup, on peut avoir le sentiment de se fermer une porte de connaissance.'
Dans sa décision intervient un autre aspect, peut-être plus militant. Comme si, avec l’âge, il revenait à ses premiers combats. Jacques Belghiti est inquiet de l’avenir qui se dessine. 'Les pays occidentaux arrêtent peu à peu les greffes sur donneurs vivants adultes. Mais celles-ci se développent énormément en Asie. Au Japon, à Taiwan, à Hongkong, ils en font beaucoup. Que va-t-il se passer en Chine ?' Jusqu’à récemment, la Chine se servait outrageusement des organes prélevés sur les corps des condamnés à mort. Vu le tollé mondial, celles-ci se sont peu à peu arrêtées. 'A coup sûr, les greffes à partir de donneurs vivants vont se développer. N’est-ce pas ouvrir, là, la boîte de Pandore ? Comment s’assurer que le donneur est bien volontaire, qu’il ne le fait pas pour de l’argent ? Cela me fait peur. De drôles d’histoires circulent déjà à Hongkong…'"
Source : http://www.liberation.fr/
et l'agence de la biomedecine...
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